Par FRÉDÉRIC CHEUTIN
laprovence.com
Depuis qu’il a fait sécession de l’Azerbaïdjan en 1991, le Haut-Karabagh lutte, jour après jour, pour son indépendance.
Comme les précédentes, cette nuit d’été n’avait pas été calme. Blottis dans le réseau de tranchées bordant leur minuscule “République d’Artsakh” (lire ci-dessous les principales étapes de l’histoire de l’Artsakh), que la communauté internationale se refuse toujours à reconnaître, les soldats artsakhiotes avaient subi de nouveaux tirs des forces azéries massées en contrebas et avides de reprendre ces “13 % de territoires occupés par les Arméniens”. Pour montrer qu’eux ne céderaient pas leur droit à vivre à l’abri des pogroms anti-Arméniens dont ils avaient été régulièrement les victimes après le rattachement de leur terre à l’Azerbaïdjan soviétique décidé par Staline en 1921, les soldats de la petite république avaient répliqué. Comme chaque nuit, ou presque, en dépit du cessez-le-feu signé en 1994 sous l’égide du Groupe de Minsk organisé par l’OSCE.
Au matin, le calme est revenu dans les tranchées. Les soldats montent la garde, d’autres se reposent, écrasés par la chaleur. D’autres, un peu plus loin, se recueillent devant les saintes icônes, images protectrices de saints arméniens. “Regardez, lance Gariguin, 20 ans, dont 23 mois passés sur le front, c’est ici que Miro est tombé.” C’était en 1992. Une petite plaque témoigne toujours de sa mort. Deux petits chiens accourent entre les parois de terre et de pneus. “Lui, c’est Miki, pointe un autre appelé. L’autre ? Il n’a pas de nom. Ils nous préviennent quand quelqu’un arrive.””Le plus difficile, témoigne-t-il encore, c’est le matin, vers 3 heures. La fatigue se fait sentir.” Pas la peur ? “Si, bien sûr. On n’a eu qu’une formation de six mois… Mais, avec le temps, on s’habitue.”
Par de petites fenêtres masquées de rideaux sombres, on peut observer aux jumelles les forces azéries. Proches, si proches. Deux cents mètres à peine. “Elles aussi peuvent vous voir. Éloignez-vous, on n’est jamais à l’abri d’un sniper”, intime un officier venu de la caserne du village de Madagiz à quelques kilomètres de routes totalement défoncées. Un village aux rues désertées. Sous pression. Sur quelques maisons, des traces de balles montrent que des combats ont eu lieu ici, durant la guerre. Mais où aller si les Azéris revenaient ? Que faire d’autres que de prendre une fois encore les armes ? Devant sa maison, bordant une rue dévorée par les herbes folles, un homme aux cheveux blancs ras se tient. Débardeur gris, pantalon d’un autre temps, rangée impressionnante de dents en or, Garik évoque sa vie. Un quotidien chiche fait d’attentes. De quoi ? D’un avenir meilleur, où les fils ne seront plus soumis à un long service militaire de deux ans, dès l’âge de 18 ans. D’un avenir où les gens reviendront peupler son village quasi désert malgré les aides apportées par le gouvernement central. D’un avenir où le barrage hydroélectrique, non loin, ne sera plus le principal employeur de la zone. Malgré la vie difficile que connaît Madagiz, certains ont fait le choix de venir s’y installer avec femme et enfants. Par militantisme. Parce que cette terre est arménienne.
Dans l’école maternelle du village, la sieste s’achève. Baillant, jouant, les petites têtes brunes s’extirpent de leurs lits minuscules. Des enfants de trois à cinq, six ans. De leur visage se dégage un intense sentiment de bonheur ; des yeux des maîtresses veillant sur eux, une immense fierté. “En cas d’urgence, on sait quoi faire, où les cacher”, souffle l’une d’entre elles. Le conflit n’est jamais loin.
Depuis 25 ans, le Haut-Karabagh lutte pour rester arménien
Retour sur Stepanakert, la capitale de la République d’Artsakh. La route sillonne à une courte distance du front. L’Azerbaïdjan est à un jet de pierre. Et pourtant si loin. La zone est minée, les points de passage hermétiquement fermés. Les Azéris qui voudraient se rendre dans le Nakhitchevan, une zone arménienne avant Staline et aujourd’hui totalement peuplées d’Azéris enclavée entre Turquie, Iran et Arménie, n’ont désormais d’autres choix que l’avion ou un long détour routier par la République islamique. Les habitants de l’Artsakh, eux, ne sont reliés au monde que par l’Arménie dont ils ne sont séparés que par un poste-frontière symbolique et une longue route défoncée à travers les montagnes du Sud-Caucase, que parcourent des camions iraniens chargés de carburant. L’unique aéroport du pays est fermé car les avions seraient sous la menace du feu ennemi.
Malgré cet état de guerre larvée, la vie semble paisible dans la capitale. Stepanakert profite de cette soirée d’été. Ici, la guerre de tranchée à laquelle se livrent Arméniens et Azéris semble si loin. Chaque jour, la capitale se transforme un peu. Lentement, mais sûrement. Des immeubles ont été ravalés, d’autres édifiés. Les symboles de cet État en devenir sont visibles au coeur de la ville. Le palais présidentiel, d’abord, un ancien bâtiment dont les armes soviétiques ornant la façade ont été dissimulées par celles de l’Artsakh ornées d’une aigle aux ailes déployées. C’est d’ici que Bako Sahakian préside aux destinées de son pays. Face à lui, le parlement, un édifice moderne surmonté d’un toit pointu évasé, symbole de transparence. Partout, les trois couleurs arméniennes orange, rouge et bleu sont omniprésentes. Seule différence avec l’Arménie toute proche, un chevron blanc symbolisant la division de la nation arménienne en deux entités : Arménie et Artsakh. Seront-elles réunies un jour ? Beaucoup en rêve, d’autres n’y croient pas, conscients des remous géopolitiques qu’une telle union provoquerait. Alors, ils parient sur le statu quo. Et, jour après jour, apporte leurs pierres à l’édification de leur nation.
Dans la capitale Stepanakert : derrière la décrépitude des immaubles, les signes du renouveau
Stepanakert est une petite ville qui se rêve capitale. Aussi multiplie-t-elle les symboles : large place séparant le palais présidentiel du parlement, ministère des Affaires étrangères… Immeubles en pleine rénovation, hôtel de luxe attirant les Arméniens expatriés et les hommes d’affaires étrangers. On trouve aussi quelques touristes attirés par la beauté de la montagne environnante. Mais très vite, le réel reprend ses droits : parc d’attractions datant de l’ère soviétique, balayeuses de rue construites à la même époque, immeubles rongés par la mauvaise qualité des matériaux employés alors, marché aux étals biens garnis mais rappelant une fois encore la joie de vivre de la défunte Union soviétique.
Pourtant, des signes de renouveau sont là. Bien visibles. Ici, des immeubles en construction. Là, une usine textile qui produit des anoraks pour le marché italien. Des produits de très grande qualité vendus plusieurs centaines d’euros l’unité à Rome alors que le salaire local n’excède pas les 300 € mensuels. Pour des questions politiques, ils sont étiquetés made in Armenia. En contrebas de cette usine, une fabrique de tapis a repris ses activités. Jour après jour, centimètre après centimètre, des tapis, reprenant d’antiques modèles oubliés, sortent de ses métiers à tisser et font travailler des dizaines d’ouvriers.
Autre lieu, autre ambiance. “The Roots”, un bar-lieu de rencontre de la jeunesse artsakhiote. Un lieu d’exposition pour les artistes locaux qui y accrochent leurs toiles, de vente pour les artisans de la région qui y présentent leurs créations. Ce lieu, Stepanakert le doit à Gérard Guerguerian, un homme d’affaires français à la retraite qui y a investi 110 000 € pour sa création, ses frais de fonctionnement, 16 000 € par an, étant assurés par une fondation. Mais le lieu le plus emblématique de la renaissance de Stepanakert, c’est dans d’anciens locaux du KGB, la police politique soviétique, qu’on le trouve. Les grilles ont été remplacées par des parois vitrées, les salles sont devenues lumineuses. Des salles dans lesquelles se forme après l’école toute une génération de futurs informaticiens (au sens très large) âgés de 12 à 18 ans, lors de sessions de deux heures du lundi au vendredi durant deux à trois ans. Ce centre, c’est Tumo. Un espace dédié aux technologies créatives classé en tête de liste des dix meilleures écoles innovantes du monde établie par le magazine We Demain. Dirigé par Korioun Khatchadourian, un Français d’origine arménienne, Tumo est né de la volonté de Sam et Sylva Simonian, qui ont fait fortune dans l’ingénierie au Texas, et de Marie-Lou et Pegor Papasian, des Arméniens du Liban. Le centre accueille 1 100 élèves et est financé par l’Union arménienne de bienfaisance. Son succès dans l’apprentissage des compétences nécessaires à la réussite dans le monde numérique actuel est tel que la maire Anne Hidalgo envisage d’en avoir un à Paris.
Bako Sahakian, président de la république d’Artsakh : “Il est difficile d’imaginer une paix définitive avec l’Azerbaïdjan”
Des incidents ont régulièrement lieu sur la ligne de contact. Comment envisagez-vous l’évolution de la situation ?
Bako Sahakian : La solution du conflit ne peut être militaire. Nous sommes pour une solution par le dialogue, autour d’une table de négociations. Or, l’Artsakh n’est pas à la table des négociations, alors que l’OSCE le prévoit depuis 1994. Il est représenté par l’Arménie dans le cadre du groupe de Minsk coprésidé par la Russie, la France et les États-Unis et incluant l’Azerbaïdjan, la Turquie et plusieurs États d’Europe. Je dois cependant dire que les médiateurs viennent régulièrement nous rencontrer et entendent nos positions sur différents aspects de la solution du conflit.
Comment réagit l’Azerbaïdjan ?
Bako Sahakian : L’Azerbaïdjan ne respecte pas les décisons et les accords intermédiaires décidés lors des sommets sur le conflit. Il est donc difficile d’imaginer une solution et une paix définitive avec l’Azerbaïdjan dont le président répète sans cesse que son pays va reprendre par la force l’Artsakh, qu’il en sera de nouveau maître quelle que soit la volonté de ses habitants.
À terme, quel avenir pour l’Artsakh ? L’indépendance ou l’intégration dans l’Arménie ?
Bako Sahakian : L’Histoire a fait que nous avons une patrie avec deux structures étatiques distinctes, l’Arménie et l’Artsakh. Politiquement, nous n’avons pas de projet aujourd’hui d’une union avec l’Arménie. Notre projet, auquel nous travaillons tous les jours, est la reconnaissance d’un Artsakh indépendant. Pour autant, rien n’est exclu. Peut-être qu’un jour viendra le temps d’une union avec l’Arménie basée sur la libre expression de ces deux entités, mais pas aujourd’hui.
Mais quid des frontières internationalement reconnues ?
Bako Sahakian : L’Artsakh fait historiquement partie de la Grande Arménie, alors que l’Azerbaïdjan n’existait pas. Ses frontières sont nées d’une décision illégale sous l’URSS. Il n’est pas inutile de le rappeler.
Quel rôle joue la diaspora arménienne de France dans le développement de l’Artsakh ?
Bako Sahakian : La part la plus importante de notre développement économique est assurée par le travail de la population vivant ici. Pour autant, le budget de notre République est nourri par les impôts, l’aide que nous apporte la République d’Arménie sous forme de prêts et celle de la diaspora. Concernant les Arméniens de France, il y a de nombreux projets qui ont vu le jour, dans l’humanitaire et les infrastructures.